Visages et Façades : Images „Riches“ et Images „Pauvres“ dans l’Œuvre de Roland Fischer

Julian Stallabrass

2012

 

Au plus tard depuis que Kodak a fait de la photographie un passe-temps pour gens du commun, les photographes fiers d’une œuvre distinctive, destinée à être conservée et chérie, ont été confrontés à un problème: comment distinguer leurs créations de la masse des images pauvres ? Ces masses s’avéraient fragiles, conventionnelles, malformées, vulgaires, sentimentales et interpellaient unique- ment ceux qui les avaient produites ou qui y apparaissaient. Elles pullulaient véritablement, on en trouvait partout, et à peine s’en débarrassait-on sur le tas d’ordures, qu’elles étaient remplacées par d’autres, tout aussi médiocres. La numérisation, bien sûr, n’a fait qu’empirer les choses, étant donné que le coût marginal de réalisation d’une image est pour le moins tombé à zéro, et que les appareils photographiques (pauvres, ajoutons) se sont multipliés au-delà de toute imagination.1 Quel champ d’action restait-il donc à l’artiste photographe ? Un premier pas consista en une restriction de l’offre par le biais d’éditions limitées : ne pas en faire trop, c’est à dire très peu. Un autre revint à augmenter la qualité et la taille de l’impression photographique au-delà des possibilités réservées aux moyens pauvres. Un autre encore fut d’introduire des références artistiques et historiques, en particulier aux disciplines traditionnelles autres que la photographie, afin de rendre les spectateurs conscients de l’éducation de l’artiste, et de la leur propre. Enfin, la sensibilité artistique fit sienne la capacité aléatoire de la photographie à capter le détail de sorte que le spectateur ne puisse plus discerner ce qui provient du monde réel de ce qui est le fruit de l’imagination de l’artiste.

Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans l’œuvre de Roland Fischer, poussées à un tel point qu’il arrive que l’on doute qu’il s’agisse encore de photographie. Dans la série « Nouvelles architec- tures », dans laquelle extérieurs et intérieurs s’interpénètrent, le caractère transformé de la photo- graphie est absolument clair. Les anciens appareils photographiques contenaient une petite chambre noire dans laquelle une fenêtre unique s’ouvrait brièvement afin de laisser entrer un jet de lumière. Les appareils numériques laissent généralement entrer la lumière tout le temps et le moment de

l’ « exposition », désormais une coupe opérée à travers un flot continuel de photons, subit un traite- ment complexe dont résulte l’artefact comprimé et abondamment médiatisé qu’est le JPEG. De même, les « chambres » de Fischer —les espaces et murs extérieurs du modernisme et les anci- ennes religions—sont des formes de données ouvertes, superposées, transformées.

Dans la série « Façades », les références artistiques et historiques sont très insistantes : on retrouvre Mondrian, Stella, Halley ou encore Agam, et plus généralement la longue tradition de l’abstraction géométrique. Il existe bien sûr un lien étroit entre cette peinture et les bâtiments eux-mêmes, des influences et des références réciproques. Fischer joue énormément sur l’aspect plat de ses photo- graphies, et leur statut d’objets (en n’utilisant pas de cadre), les rapprochant formellement des peintures auxquelles elles se réfèrent. Il le fait en partie en supprimant les détails contingents que la photographie enregistre: ces façades ne témoignent plus d’aucun habitant, d’aucune irrégularité, altérité ou salissure. Lorsqu’ombre et lumière agissent sur elles, c’est pour souligner leur géométrie, jamais pour l’éliminer. Face à ces photographies, on oublie facilement que ces façades sont les en- veloppes pour ainsi dire corporelles de bâtiments commerciaux, décorées à des fins commerciales. L’abstraction de leurs surfaces posées dissimule l’abstraction de l’argent. De même, les photographies font référence à l’abstraction, dans les deux sens du terme, de la photographie : les impressions de Fischer sont manifestement plus proches des surfaces polies et astiquées des données informa- tiques que des produits chimiques salissants de l’ère analogique. Leur perfection est celle du filtre de netteté, de l’outil Cloner et du déparasitage.

Dans les écrits sur Fischer, le mot « classique » revient de façon récurrente, et il est aisé de vérifier pourquoi. Son travail est extrêmement ordonné, contrôlé, linéaire, symétrique et un peu froid. Lors de sa rencontre tendue avec le moderne, le classicisme a renforcé ses tendances formalistes jusqu’à en devenir conservateur voire même autoritaire. La modernité est le sujet principal de Fischer :

les visages du business moderne, les visages des masses modernes et ceux de la beauté moderne. La menace de la modernité—de la massification, standardisation, d’un dynamisme trop grand, perte de contrôle, des conséquences imprévues liées à l’innovation technologique et urbanisation en croissance constante, sans oublier l’érosion de la culture d’élite par la production de masse—a été tempérée par la réglementation classique, engendrant les tranquilles cités de la contemplation du Corbusier et les élégantes tours d’affaires de Mies. Pourtant la menace—vieille, insinuante, voire même communiste—était toujours et encore présente. Wyndham Lewis en fut une Cassandre des plus éloquentes, avertissant l’élite culturelle de son anéantissement imminent par la masse, contre laquelle elle devait s’armer au moyen de formes géométriques dures, repoussant tout badinage avec la douceur féminine et les indulgences d’une vie intérieure.2

Si ces références semblent être du ressort de l’histoire ancienne—d’une avant-garde morte depuis longtemps, d’un amour, qu’on lui a porté, tout aussi inerte, et la terreur de la production de masse moderne—c’est à cause d’une incapacité à saisir le retour de la modernité, en particulier à l’est. (En réalité, elle n’est jamais partie : son apparente apathie est le résultat de l’avènement de l’ère de la télévision et des philosophies conservatrices, quiétistes, par lesquelles elle fut choyée dans certaines régions riches du monde.) En Chine surtout, l’échelle vertigineuse et le dynamisme de la modernité apparaît dans sa pleine mesure. D’ores et déjà, les flux de migration s’inversent : des Occidentaux instruits cherchent des emplois en Chine et en Inde. Fischer, l’un de ces migrants, fut frappé, sans grande surprise, par l’immensité des foules et l’apparente uniformité sociale en Chine.3 Il réalisa de grands quadrillages à partir de portraits individuels, 450 par quadrillage, d’agriculteurs, d’ouvriers, d’étudiants, de soldats, selon la classification de la société chinoise de Mao. Le format est d’une uniformité rigide et vu de loin, l’effet est celui d’un motif régissant la masse. Toutefois, les spectateurs peuvent se rapprocher de l’œuvre pour regarder les visages et les vêtements en détail et s’apercevoir alors que chacune des personnes est nommée. Beaucoup de visages semblent par- faitement, et bizarrement, correspondre à telle ou telle personne à partir du moment où ils sont agencés dans un cadre aussi sévère et austère. Les indices sociaux ne s’estompent pas totalement— les étudiants ont l’air par exemple plus soigné que les agriculteurs—mais ils sont suffisamment atténués pour que l’attention se concentre sur la physionomie.

La Chine constitue une expérience politique et économique dangereuse pour le monde occidental et ses valeurs. Son économie est couronnée de succès et a su jusqu’ici bien mieux résister à la crise financière que n’importe qui en Occident. Contrairement à l’orthodoxie néolibérale, elle est gérée de main ferme et stratégiquement gouvernée. Elle offre le dynamisme d’une économie de marché sans démocratie. Son autocratie semble plus moderne et plus efficace que les démocraties contrariées par l’opinion publique et les intérêts commerciaux. L’art de Fischer répond à cette menace en offrant le spectacle sublime d’une série variée d’individus pliés à une uniformité qui leur est imposée. L’imprévu n’est pas exclu, et tandis que le spectateur est littéralement immergé dans un ensemble de données sublimé à une ampleur telle que le sens lui échappe, le détail quant à lui est rigidement maintenu sous contrôle. C’est comme si l’artiste prenait le rôle de l’État ordonnateur.

La réponse de Fischer au nouveau monde proposé par la Chine devient évidente au moment où il reprend une ancienne série, cette fois-ci avec des sujets chinois. « Portraits en piscine de Los Angeles » (1989-93) consistait en une série de photographies sur fond monochrome de femmes plongées dans l’eau jusqu’aux épaules, leur peau nue délimitée par la ligne de flottaison. Les sujets fixaient l’objectif de l’appareil-photo. En dépit du contexte, les personnes n’étaient pas dépouillées de leur être social. De fait, elles étaient maquillées et coiffées de façon méticuleuse.

Les sujets chinois présentent une moins grande diversité que les résidents de Los Angeles mais, comme en guise de compensation, ils portent des noms plutôt que des nombres : mise à part leur plus grande homogénéité raciale, ils sont plus jeunes et leur apparence plus parfaite. La façade cosmétique ne présente pas de ruptures. Ils ne fixent pas nécessairement l’objectif et un certain nombre d’entre eux regardent vers le haut, comme alertés ou inspirés par quelque chose. Une fois de plus, l’individualité—qui est un facteur beaucoup plus puissant dans chacune des photographies que dans les quadrillages—rivalise avec l’uniformité de la série. Les sujets de Los Angeles regardent l’appareil-photo, le spectateur et, semble-t-il, en eux-mêmes. Les Chinois regardent souvent vers

le haut et l’extérieur—comme dans la peinture réaliste socialiste (qui compte d’ailleurs un grand nombre de baigneurs)—en direction d’une aube future, ou au moins d’un avenir. Dans un essai sur la photographie de Fischer, Catherine Francblin fait valoir que les quadrillages des types sociaux chinois et les femmes en piscine peuvent être considérés comme des façades ou des extérieurs et intérieurs architecturaux.4 De même, les édifices peuvent être perçus comme des por- traits. Cette pensée nous rapproche de l’ancienne vision moderniste et surréaliste selon laquelle les bâtiments sont autant de métaphores de l’esprit. Les espaces nets, ordonnés et spacieux des maisons du Corbusier sont le reflet et le produit d’un ordre mental classique. Dans l’imagination surréaliste, le décor bien présenté du salon bourgeois ou de la bibliothèque surplombe les ténèbres, le chaos et la saleté du sous-sol. Fischer assemble parfois les façades des immeubles en séquences courtes,

ce qui diffère complètement de l’échelle des types sociaux chinois. En cela, il suggère que les effets de standardisation et de massification dus à la modernité peuvent s’appliquer à ses propres produits esthétiques. Les façades de bâtiments d’entreprise présentent quelques variations mais sans sortir des lignes directrices du quadrillage déterminant; elles ne sont ni plus variées ni plus libres de style que les beautés standardisées des mannequins.

Plus aucun artiste, ni marchand d’art, ni musée n’a le contrôle sur ses images. Les images « pauvres » de l’œuvre de Fischer, selon le terme utilisé par Steyerl pour désigner les fichiers numériques basse résolution, circulent en ligne et se bousculent au même rang que des milliards d’autres images au sein d’une communauté massive et en constante transformation. Lorsque l’on regarde les « Portraits chinois en piscine », on est pris d’incertitude. On est tenté par habitude de les identifier comme des personnes. Or, comme dans la pub, nous savons qu’il n’en est rien; elles sont plutôt de l’ordre de la donnée, quelque élément qui inclut par exemple la lumière émise par une portion de chair soi- gneusement choisie dans des circonstances où rien n’est laissé au hasard. Ainsi, peu importe que nous puissions être touchés par la façon dont un menton est relevé, par un regard ou la disposition des cheveux, le contingent et l’individuel sont contaminés par la norme et l’industrie. La réglemen- tation classique n’est ici d’aucune aide—en effet, elle fait partie du problème. La standardisation fait refluer les sujets dans les œuvres d’art. La perfection de Fischer incarne et thématise l’uniformité de la photographie de musée. Les images riches peuvent, après tout, s’avérer pauvres.

 

Julian Stallabrass

Doctorat en histoire de l’art, The Courtauld Institute of Art, University of London

Julian Stallabrass est professeur d’histoire de l’art au Courtauld Institute of Art à Londres. Il est également écrivain, commissaire et photographe.

Il donne des cours magistraux sur l’art moderne et contemporain comprenant les aspects politiques du monde globalisé de l’art contemporain, l’art britannique de l’après-guerre, l’histoire de la photo- graphie et l’art des nouveaux média.

Il écrit pour Art Incorporated, internet Art et High Art Lite et prépare un livre sur la photographie et la guerre. Il fut le commissaire de la biennale photo de Brighton en 2008.

http://www.courtauld.ac.uk/people/stallabrass-julian.shtml

 

 

1 Hito Steyerl a utilisé récemment le terme très utile d’ « images pauvres » en référence aux fichiers numériques basse résolution partagés en ligne. Voir « In Defense of the Poor Image », e-flux: http://www.e-flux.com/journal/in-defense-of-the-poor-image/

2 Une majorité des travaux de Lewis explorent ces thèmes. Voir, par exemple, Wyndham Lewis, Creatures of Habit and Creatures of Change: Essays on Art, Literature and Society, 1914-1956, éd. Paul Edwards, Black Sparrow Press, Santa Rosa 1989. Voir également Fredric Jameson, Fables of Aggression: Wyndham Lewis, the Modernist as Fascist, University of California Press, Berkeley 1979.

3 Alix Rozes, ‘Interview with Roland Fischer’, in DA2. Domus Artium, Roland Fischer: Selected Works from 1984-2011, Salamanca 2011, p. 66.

4 Catherine Francblin, ‘Roland Fischer oder der Anspruch der Form’, dans: Pinakothek der Moderne, Roland Fischer, Munich 2003, p. 23.