Suzanne Pagé
Pensèes sur les portraits de Roland Fischer
Une surprésence physique mais comme une absence au monde, un
excès de chair qu’accuse le contraste cru du strict noir et blanc qui la
nie cadrant les effets d’une sensualité exhibée mais contrainte,
«abstraite», dans l’enfermement de la coiffe ou du capuchon – cami-
sole et protection -, la frontière avec le monde est ici celle-là même
qui délimite aussi le champ de la Photo.
A travers la série de portraits de moines et moniales réalisée par Ro-
land Fischer de 1984 à 1987, affleurant de la cristallisation dense de
visages qui échappent par leur frontalité sans pose et l’austérité
d’une composition sans repères à leur prégnance physique même et
à toute contamination du siècle, ce qui se donne à voir ici est
d’abord le monde intériorisé de la «clôture«, comme équivalent de
l’espace photographique même, le cadrage de l’un recouvrant celui
de l’autre, l’ordonnance de l’un se révélant dans ‚Ordre de l’autre,
les règles de l’un dans la Règle de l’autre. La puissance étrange de
ces portraits tient à l’extrême ajustement de cette coïncidence, jus-
qu’au trouble. De la rencontre du sujet en photographie et par elle.
La réalité impressionnée par la photographie est ici moins celle que
percevraient les yeux que, saisie précisément par la photo seule,
celle-là même qui, concentrée dans les yeux, se livre dans le regard
et lie, au delà de leur diversité, tous ces visages par une commune
vision purement intérieure dans laquelle ils s’absorbent.
Dans ces regards, frontières naturelles de deux réalités, de la chair
et de l’esprit, du réel et d’un autre réel, l’excès même de l’appa-
rence, qu’accentue encore le grand format, livre moins l’aveu que le
secret d’une tension cachée qui seulement affleure, révélée à travers
l’exercice strictement économe du regard photographique lui-
même comme exercice spirituel. Captive, l’évidence nue d’un hors-
champ surgit alors dans l’image de la traversée même du réel,
comme excédé.
Suzanne Pagé
Paris, 1989
Suzanne Pagé était la directrice du Musée d’art moderne de la ville de Paris
entre 1988 et 2006
publié en: Roland Fischer Portraits, Musée d’art moderne de la ville de Paris 1989