Régis Durand, artpress 1989

 
La Transparence Passionnée de ROLAND FISCHER
 

 
Roland Fischer a photographié une série de moines et de moniales (dans des
monastères de France et d’autres pays d’Europe qui appartiennent en général à
la règle bénédictine), frontalement, en gros plans sur le visage (parfois en buste,
exceptionnellement en pied). Et d’une certaine manière, on peut dire que ce tra-
vail s’inscrit dans une approche traditionnelle de la photographie, celle qui privi-
légie le sujet avant toutes choses.

Roland Fischer n’a certes pas voulu faire un document sur la vie monastique,
puisqu’il ne montre que des visages. Mais il les montre tels quels, sans inter-
ventions apparentes ni effets particuliers. Il y a bien effet de série, mais le nombre
restreint et l’attention que l’on porte à chacun de ces visages font que ce n’est pas
une intention conceptuelle (de documentation ou de relevé) qui vient à l’esprit
comme chez les Becher. Et on perçoit tout de suite que ces visages valent par
leur individualité et leur présence particulières, et qu’ils ne sont pas des effigies
énigmatiques et un peu vides comme des portraits de Thomas Ruff, par exemple.
Il y a bien, au départ, une idée formelle – celle de visages entourés, encadrés par
le blanc ou le noir de la coiffe ou de la capuche, qui préfigurent la condition du
portrait photographique.

Et ces visages de moines et de moniales sont effectivement des objets de pré-
dilection pour la photographie. Ils le sont peut-être surtout par leur être-là, leur
extraordinaire qualité de présence : adsum, présent ici, c’est-à-dire aussi devant
Dieu, comme devant l’objectif, sans mystère, tout entiers dans leur transparence
et leur don d’eux-mêmes. Et dans l’ascèse et la contemplation, ces visages se
sont purifiés, «évidés»). Dépouillés des scories des attitudes et du narcissisme,
ils sont réduits à l’essentiel, ils montrent ce qu’il y à voir dans la clarté de
l’évidence, et rien d’autre. Et cela qui reste, livré ainsi sans fard au regard, y
acquiert une intensité sans égale.

Des visages-prières

La photographie a donc cherché à capter cette transparence passionnée en se
soumettant elle-même à une règle de concentration extrême – et tout particulière-
ment en cherchant à pénétrer l’énigme qu’est le regard dans tout visage. Ces
regards sont portés droit sur nous, ils nous invitent (presque une sommation
douce) à nous enfoncer à notre tour en nous-mêmes. Dans une remarquable
introduction au livre, Olivier Clément, philosophe et théologien, montre tout
ce qui rattache encore ces hommes et ces femmes au monde et à ses passions,
et tout ce qui fait qu’ils sont déjà aux portes de l’invisible. Ces visages consti-
tuent, dit-il, une muraille, «un pan du rempart spirituel qui abrite l’humanité et
le cosmos des forces de désintégration») (1). Muraille droite et séche, dégagée
de toute «boue», de toute graisse, muraille d’«hommes devenus prière». Mais on
pourrait dire aussi qu’ils sont, ces visages, des fenêtres, des trous, qui nous
attirent vers l’invisible. Le moine, écrit Olivier Clément, est celui qui «sait entrer
dans la chambre intérieure, fermer la porte». «Fermer la porte, c’est se libérer
des imaginations et des passions où l’imagination de l’homme s’égare, c’est se
détourner des idoles». Ces visages nous in vitent donc à entrer à notre tour dans
une chambre secrète. Ce sont des truchements, des instruments d’autant plus
efficaces qu’ils sont eux-mêmes images. Et la photographie montre ici clairement
qu’elle est à double face, comme l’homme lui-même. Comme lui, elle est dans le
monde, dont elle reflète les signes, les apparences, et les aftects. Mais elle a aussi
une face spirituelle, celle qui est distance et silence. Et le silence est parfois «plus
fort que le profond du corps» (O. Kaeppelin).

Ce sont donc des visages non pas tant au sens de l’anatomie, mais au sens d’un
devenir corps devenus ou en train de devenir visages alteignant leur plus haute
vocation qui est d’être «cette verticalité Daisible qui s’ek- stasie dans le visage»
(Olivier Clément). Mais, comme Deleuze et Guattari l’ont bien montré, le pro-
cessus ainsi déclenché, cette «visagéitication, du corps et de l’être, ne s’arrête pas
la. Un visage, c’est ce qui se produit lorsqu’une tête cesse d’être codée par un corps,
et se met en quête d’un autre code. C’est ainsi que le visage devient béance, «trou
capturant». Ou cartographie, paysage (et je suis frappé par le fait que les seules
indications qui accompagnent ces images soient des noms de lieux : Chambarand,
Franche-Comté, Dordogne, etc…) (2).

La photographies de Roland Fischer, comme les grandes photographies de paysage
(celles de Pierre de Fenoyl, par exemple) saisissent un état mixte, à la fois une
présence secrète saisie dans la comtemplation, et une disparition, une fuite. Ces
états différents animent le visage, «fleurissent» sur lui, comme sur ce « visage-
érosion», «visage-fleur», «visage-guide», don’t parle Max Picard dans un texte
de 1929 : «Les fleurs éclosent toujours dans le visage humain, elles craignent, si
elles cessent de fleurir, que les fleurs sur la terre s’arrêtent elles aussi de fleurir.
Il arrive pourtant parfois que les fleurs se figent surle visage humain. Elles ne sont
plus alors que des fleurs de glace sur les fenêtres en hiver. Mais dans le souffle du
rêve, elles font de nouveau fondre les fleurs de glace du visage») (3).
C’est, en quelque sorte, la version profane et funèbre de la découverte à laquelle
nous convient ces visages photographiés par Roland Fischer, qui sont nos
intercesseurs, nos «passeurs» dans notre propre cheminement spirituel.

Régis Durand, Paris 1989

(1) Visages de silence», paru en allemand dans le catalogue de l’epo-
sition Portraits, 1989
(2) Voir en particulier Mille Plateaux, Minuit, 1980, dont ceci : «L’édu-
cation chrétienne exerce à la fois le contrôle spirituel de la visagéiné et de
la paysagéité : composez les uns comme les autres, coloriez les,
complétez-les, arrangez-les, dans une complémentarité qui renvoie
paysages et visages. Les manuels de visage et de paysage forment une
pédagogie sévère discipline, et qui inspire les arts autant qu’ils l’inspi-
rent. L’architecture place ses ensembles, maisons, villages ou villes,
monuments ou usines, qui fonctionnent comme visages dans un pay-
sage qu’elle transforme. La peinture reprend le même mouvement.
mais le renverse aussi, plaçant un paysage en fonction du visage, en
traitant l’un comme l’autre : «traité du visage et du paysage.. P.211-
212)
(3) Max Picard, Das Menschengesicht, Zurich, 1929. Passage eigen
A mult Rainer, in Métaphores de fa mort, Le Magasin, Grenobie, 120

published in: artpress n°132, January 1989

Régis Durand is a french writer and critc. He has been the artistic director of the Printemps de Cahors Festival; Director of the Centre National de la Photographie and Director of the Galerie Nationale du Jeu de Paume in Paris