Catherine Francblin

 
Roland Fischer ou l’exigence de la forme
 

Le portrait pose d’emblée la question du sujet. Et d’emblée commande qu’on rappelle la double signification du mot en français. Le sujet, c’est d’abord la « matière sur laquelle on parle, on écrit, on compose ». Ainsi, on traitera ici du « sujet de la photographie ». C’est aussi un terme philosophique dont le sens renvoie aux notions d’être ou d’individu et dont on peut trouver la définition suivante : « conscience libre, donatrice de sens, fonctionnant comme principe explicatif de tout fait humain ». La littérature consacrée au portrait marque souvent une préférence pour ce deuxième sens : c’est l’énigme du sujet en son for intérieur que le peintre est censé sonder et – s’il est talentueux – percer à jour et révéler. Evoque-t-on une pareille approche, une pareille quête de l’être quand l’artiste représente un ensemble de sujets, à savoir un groupe, par exemple ? Evidemment non. A croire qu’il n’y a que le portrait qui se préoccupe de lui, qui en fasse son objet d’observation principal, le point où convergent tous les efforts du peintre et sur lequel se fixent les regards.
„Quel est le sujet du portrait ? Nul autre que le sujet lui-même absolument. Où le sujet lui-même a-t-il sa vérité et son effectivité ? Nulle part ailleurs que dans le portrait“, écrit, en jouant sur la duplicité du mot, le philosophe Jean-Luc Nancy, dans un livre1 qui, notons-le, ne s’intéresse qu’à l’art du peintre et pose une sorte d’équivalence entre les finalités dernières de la peinture et celles du portrait. Qu’en est-il donc, dans ces conditions, du portrait photographique que son caractère d’empreinte met à l’abri du souci propre au peintre de „faire ressemblant“ ? Qu’en est-il du portrait lorsque, perdant sa position centrale dans une image, il prend place au sein d’un ensemble de semi-clones, disposés côte à côte comme sur une immense planche de timbres, à l’instar des Portraits chinois de Roland Fischer ?
C’est avec cette série photographique récente que j’aborderai le travail de Roland Fischer, sans ignorer qu’on pourrait sans doute juger plus approprié de commencer avec les photos de Moines et de Moniales, qui sont plus „classiques“ du point de vue du genre constitué du portrait et sont aussi plus connues. Mais la manière qu’ont les Portraits chinois d’ouvrir la question du sujet dans son acception philosophique devrait permettre de revenir avec plus de clarté sur la série des Moines et des Moniales, qui a déjà été beaucoup commentée, mais ne l’a pas été, semble-t-il, à la lumière de ces œuvres ultérieures où se trouvent développés des thèmes similaires. J’aime, soit dit en passant, ces fils qu’un artiste déroule apparemment en tous sens et qui se révèlent un jour des ponts reliant les œuvres entre elles selon une géographie imprévisible. Soit, donc, le fil „Sujet“ tel qu’il parcourt l’immense espace des Portraits chinois.
Pour un Occidental, l’humanité, en Chine, est placée sous le signe du nombre. La métaphore de la fourmilière qui vient à l’esprit à son propos s’oppose à l’idée d’existences séparées et de comportements individuels autonomes. Le système politique dont la Chine est à peine sortie aujourd’hui appuie et corrobore le sentiment d’une société composée d’individus élevés dans le culte de la communauté, une société où, d’après l’opinion courante, l’on prête peu d’attention au développement de chacun. Cette vision simpliste est contredite par les photographies de Roland Fischer qui exposent à la fois la collectivité et l’unité de l’individu au sein de celle-ci. L’artiste qui a séjourné en Chine à plusieurs reprises l’a constaté avec étonnement : le fait d’être un parmi la foule des autres stimule chez les Chinois le désir de se distinguer. C’est cette impérieuse volonté d’exister comme personne distincte en dépit de la forte présence du groupe que Roland Fischer a souhaité exprimer. Au premier abord, le groupe domine. Les photographies, dont le grand format se révèle ici pleinement justifié, évoquent magistralement l’idée de masse, de gigantesque communauté humaine. La grille quadrillée, à travers laquelle cette multitude d’hommes et de femmes se donne à voir comme un ensemble homogène, introduit en outre le sentiment d’être confronté à une armée, à une foule enrégimentée. Mais la même grille qui sert à traduire la démesure d’une société et son caractère quasi militaire sert aussi une cause pour ainsi dire inverse. Considérée comme l’emblème de la modernité depuis Mondrian2, la grille repose sur la répétition du même élément géométrique à l’infini. Elle permet donc de représenter l’illimité sans entraver pour autant la lecture de chacun de ses innombrables éléments auxquels elle accorde une place et une importance strictement égales. Indéniablement, l’autorité des Portraits chinois invite à une première vision globale de l’image. Dans un premier temps (qui peut avoir la brièveté d’un coup d’œil), le spectateur reçoit d’un bloc en pleine figure un déluge d’impacts ; il est comme assailli par des centaines de visages tournés vers lui, comme bombardé par mille paires d’yeux pointés dans sa direction. Dans un deuxième temps, voire presque simultanément, le dispositif formel qui confère à chaque visage un cadre propre, va suggérer une autre lecture et engager l’observateur à se soustraire à cette perception globale pour développer une approche – sorte de réaction de défense contre le groupe – attentive à chaque membre individuellement. Chacun des multiples visages que la structure de la grille isole et encadre peut alors, véritablement, être appréhendé comme un portrait. Chacun peut alors être observé pour lui-même, scruté de près, détaillé. Mais le groupe continue d’exercer son autorité. Non seulement le point de vue global n’est pas oublié, mais il persiste, se superpose à la vision fragmentée comme une image périphérique. C’est cette interférence de deux points de vue, en apparence contradictoires, que Roland Fischer met en scène. Ce faisant, il n’expose pas uniquement une forme de coexistence passive entre la collectivité et ceux qui la composent. Au-delà, il suggère une relation dynamique liant chacun des membres à tous les autres. Ainsi nous invite-t-il à découvrir et les particularités et les points communs de ces innombrables portraits chinois, présageant que les particularités nous frapperont davantage dès lors que le dispositif photographique (le cadrage, la lumière, le format) aura mis l’accent sur les points communs et n’aura donc pas laissé voir immédiatement combien les sujets réunis en un groupe solidaire étaient, en réalité, différents.
On voit maintenant comment et pourquoi les Portraits chinois et les portraits de Moines et de moniales peuvent être apparentés. Enveloppés de leur habit noir et blanc, les religieux arborent les signes de leur appartenance à l’ordre spirituel qui les unit de la même façon que la multitude des visages d’étudiants, d’ouvriers ou de fermiers que Roland Fischer rassemble dans l’espace rigoureusement quadrillé des Portraits chinois manifeste la puissance de la communauté qu’ils forment. Dans un cas, l’artiste a choisi de photographier des gens dont le vêtement (on pourrait dire l’uniforme) fonctionne comme la métonymie de la confrérie à laquelle ils appartiennent ; dans l’autre, après avoir photographié les individus les uns après les autres, l’artiste les replace dans le giron de la collectivité surpeuplée dont ils sont tous également, uniformément, les sujets, dans le sens, cette fois, juridique du mot.
Différentes lectures de ces images sont alors possibles. Si l’on est plus intéressé par la philosophie ou la sociologie que par l’esthétique, on y verra une réflexion sur les vertus de l’ordre dans les sociétés humaines et ses effets paradoxalement libérateurs. Si l’on s’efforce de comprendre sur quels principes reposent les images qui nous touchent, on admettra avec Roland Fischer que l’essence du portrait ne réside qu’à moitié dans le sujet photographié, cinquante pour cent de la force visuelle de l’image relevant de son contenu et cinquante pour cent de son contenant, c’est-à-dire de sa forme, de sa construction.
Attachons-nous à ces cinquante pour cent qui, en termes d’occupation d’espace, ne sont pas consacrés au sujet, mais qui en assurent la perception et en renforcent l’attractivité. La forme instaure une distance. Ce que l’on appelle le „mystère“ émanant d’une œuvre tient-il à autre chose ? N’est-ce pas cette distance, cet intervalle que la forme ménage entre le sujet et le spectateur qui engendre le sentiment d’un objet énigmatique, impénétrable ? Les photographies de Roland Fischer excellent à créer cette distance. Pas seulement parce que le recul nécessaire au spectateur augmente avec le format d’une œuvre et que les dimensions de ses photographies sont souvent imposantes. Pas seulement, non plus, parce que la qualité des tirages et la perfection de leur présentation soufflent un courant froid à leur surface. L’effet d’éloignement, de dépaysement, de surprise créé par ces œuvres a essentiellement une cause interne : il résulte de leur caractère construit, lequel place l’observateur face à un ordre distinct de la réalité, un ordre qui interdit qu’on réduise la photographie à ce qu’elle montre.
La série des façades témoigne de la capacité du medium photographique à excéder sa stricte fonction de représentation de la réalité et de son aptitude à se ranger, à la suite de la peinture et de la sculpture, au sein d’une pratique de l’art susceptible de perpétuer les valeurs de la modernité. Comme leurs titres l’indiquent (La Défense, Paris, Cicil Street, Singapore, etc.), ces photographies attestent que Roland Fischer a bien saisi dans son viseur un fragment du monde visible et tangible tel que chacun de nous peut l’appréhender en traversant telle ou telle métropole d’aujourd’hui. En ce sens, ces œuvres sont bien des photographies, c’est-à-dire des formes d’empreinte du réel, et qui plus est des formes d’empreinte d’une réalité familière, parfaitement reconnaissable. Contrairement à d’autres artistes de la même génération et de la même école de pensée qui, d’une photographie « objective » ont évolué vers une image totalement abstraite (Thomas Ruff, par exemple), Fischer garde donc un lien fort avec la réalité. Sa série des Façades ne déparerait pas cependant dans une exposition de tableaux abstraits, à côté des œuvres d’artistes représentant le courant « Neo Geo » ou dont la peinture renouvelle les motifs de l’art moderne en se fondant sur l’observation d’une géométrisation de plus en plus prégnante de l’environnement urbain. Par un cadrage qui neutralise la réalité alentour et annihile toute impression de profondeur, cette série rejoint en effet l’esthétique de l’art optique et cinétique d’un Bridget Riley ou celle de sa compatriote Sarah Morris. Comme la grille, l’aplatissement des dimensions du réel sur une surface latérale est une caractéristique essentielle du régime pictural moderne. Dans les Portraits chinois, on l’a vu, la structure plane de la grille contribue à creuser une distance qui permet au spectateur de se soustraire à la violence d’une confrontation, néanmoins inévitable, avec un groupe social particulièrement étendu. La planéité rappelle l’autonomie de l’art, affirme la nécessité de la forme. Mais dans les photographies de Roland Fischer, cet aplatissement n’empêche pas que se maintienne et s’expose simultanément l’opiniâtre présence d’un sujet plongeant ses racines dans un réel concret, doté, lui, de profondeur. Cette combinaison d’un point de vue frontal, bidimensionnel, et d’un mode d’expression au service de la réalité est la marque du travail de Roland Fischer. On la retrouve notamment dans la série de ses portraits de Los Angeles au sein desquels le réel et l’irréel, le matériel et l’immatériel, s’entremêlent de manière fascinante en une image unique d’une extrême musicalité.
Si toutes les photographies de Roland Fischer manifestent l’existence d’un dehors vérifiable quoique distant, a fortiori les portraits qui supposent la présence d’un individu de chair placé devant l’objectif. Car dans les portraits, la photographie se porte garant de la réalité de façon particulière puisque l’objet dont elle témoigne est un corps, – un corps humain de surcroît, avec lequel l’autre humain qu’est le spectateur va immédiatement tenter d’établir une relation de proximité en attribuant à son vis-à-vis toutes sortes de qualités inspirées par son propre vécu. Or, que fait l’artiste de cet objet particulier, par nature « sympathique » au sens étymologique du mot3 dans les L.A. Portraits ? Il l’immerge à moitié, l’escamote au regard du spectateur dans le seul but de célébrer avec plus d’éclat ce qui constitue la pointe extrême du corps, son point d’orgue, sa part privilégiée, d’emblée pourvue des qualités de spiritualité accordées à l’être : le visage. Support majeur de reconnaissance et d’identification, le visage jouit dans la culture judéo-chrétienne d’une réputation (inverse de celle du sexe) de sainteté. Le visage est « l’épiphanie de la personne », note le théologien Olivier Clément dans un texte consacré aux portraits de moines et de moniales, tandis que le philosophe Emmanuel Levinas voit dans chaque visage « un appel à moi adressé », « le commandement de prendre en charge autrui, de ne pas le laisser seul ». Rencontrer un visage, dit-il, « c’est d’emblée entendre une demande et un ordre4 ».
C’est en effet cette dimension de l’individu que les portraits de baigneurs californiens permettent d’atteindre, ou plus exactement d’entrevoir à distance, comme derrière une vitre d’une infime épaisseur. De la même façon que les religieux offrent au photographe un visage d’autant plus insistant qu’ils dissimulent leur corps propre dans un habit qui révèle leur appartenance au grand corps de la communauté cistercienne, de la même façon les modèles des L.A. portraits lançent au spectateur un appel silencieux d’autant plus intense que seul leur visage émerge et s’ouvre à lui, rejetant dans l’ombre le reste de la personne, ensevelie sous la surface lisse, uniforme de l’image. La tension entre cette masse colorée, dans laquelle s’abîme l’identité du sujet photographié, et le visage bien défini qui paraît s’en extraire donne à ces œuvres une exceptionnelle majesté. On pourrait dire que s’opère ici une remontée du visage. On pourrait aussi parler de son couronnement, d’une part parce que la figure est comme entourée, comme sertie, d’autre part parce que le traitement formel que l’artiste lui inflige ajoute à son expression une remarquable solennité.
Ces visages dont les traits nous livrent les fragments d’une histoire chaque fois singulière n’apportent aucune information sur la Californie ou les Californiens. Les photographies de Roland Fischer refusent catégoriquement l’anecdote. Aussi ce n’est nullement par intérêt sociologique, mais pour des raisons techniques que celui-ci a choisi de se rendre à Los Angeles. En effet, ayant conçu le projet de photographier en lumière naturelle des visages sortant de l’eau d’une piscine, il lui fallait, travailler dans une région où le ciel est sans nuage et la lumière toujours égale. La forme, autrement dit, impose en permanence ses exigences au sujet photographié. La forme, c’est-à-dire le concept qui préside à l’œuvre, dicte constamment ses conditions. Pourquoi Roland Fischer aurait-il réalisé ses premiers portraits de groupe en Chine s’il n’avait cherché à photographier des visages dont l’apparente ressemblance aux yeux des Occidentaux que nous sommes lui permettait de donner à voir en une seule image à la fois le portrait d’une large communauté, immédiatement identifiable comme telle, et celui des individus distincts qui la composent ?
Ainsi l’œuvre de Roland Fischer peut-elle être rangée du côté d’un certain formalisme dans la mesure où elle apparaît comme le produit d’une formalisation rigoureusement programmée du visuel. Pour autant, il est clair que l’artiste ne perd jamais de vue le sujet, celui-ci n’étant jamais, dans ses photographies, indifférent. Si, comme on l’a dit, rencontrer un visage c’est avoir accès à la personne, photographier un visage, c’est ouvrir une voie royale vers le sujet. Autrement dit, choisir pour sujet photographique le visage, c’est choisir pour matière de la photographie le sujet lui-même, tel que le mot s’emploie couramment pour désigner l’être humain en son for intérieur, en son intimité conçue « comme un champ, comme un puits d’inquiétude, de conflits, de symptômes »5.
Levinas ajoute : « Le visage, derrière les contenances qu’il se donne, est comme exposition d’un être à sa mort, le sans défense, la nudité et la misère d’autrui ». S’il est adresse en direction de l’autre, s’il fait appel à sa responsabilité, sa miséricorde, s’il est demande, commandement, c’est qu’il est cette part de l’individu la plus exposée à la mort. Dans le visage se conjuguent la force de l’être et la pérennité de la mort qui lui découvre sa faiblesse. Les photographies de la série des moines et des moniales, comme celles des L.A. Portraits, forment un condensé admirablement souple et solide de ces deux entités constitutives du sujet. Le langage oblige à séparer, à distinguer. Nous disons «être », puis nous disons « mort », « fond », « forme ». Dans la photographie, en revanche, les motifs se pénètrent et s’articulent au point de se confondre (et de laisser la parole muette). L’image n’est ni collage ni assemblage. Elle est un espace de relations entre des matériaux de nature différente, un lieu d’échange, de circulation dans lequel les éléments se mettent en branle les uns les autres. Cependant, pour comprendre la manière dont cette circulation devient visible, il y a peut-être mieux à faire que de se focaliser sur les visages. Comme les centaines de faces auxquelles les portraits chinois nous confrontent, les portraits des religieux, de même que ceux des baigneurs, exercent une telle autorité qu’ils ont tendance à pousser le spectateur dans ses retranchements, l’obligeant à biaiser et à surseoir à une saisie in extenso de l’image pour procéder par petites prises, par fragments. L’habit qui entoure le visage des premiers, l’étendue liquide sur laquelle flottent les seconds se prêtent mieux à un tel dépeçage. L’habit parce qu’il est souple – mais qu’il se modèle à la fois sur le corps des prêtres et le corps discipliné d’une communauté religieuse -, l’élément liquide parce qu’il est amorphe – mais qu’il se définit aussi par son volume, son poids, sa densité, sa couleur -, l’un et l’autre parce qu’ils sont à la fois contenu et contenant illustrent parfaitement l’idée d’élasticité propre aux espaces exposés par les photographies de Roland Fischer. Rien n’est ajouté pour introduire un sens défini. Chasubles, visages, centrement des corps, surface photographique et eau de la piscine : tout ici participe pareillement au sens, tout est, au même titre, à la fois sujet de la photographie et présence du sujet comme être (et non-être), comme individu (et membre d’une communauté), comme conscience éveillée (et fermeture absolue).
Avec leur large grille quadrillant l’espace, les portraits chinois répondent à ce même souci de construire une œuvre dont le sujet photographique, d’une part, coïncide avec le sujet au sens philosophique, et dont la mise en forme, d’autre part, manifeste des propriétés identiques de duplicité et de plasticité, de sorte que ce qui se donne pour fond et ce qui se donne pour forme ne puisse plus être distingué l’un de l’autre. L’intérêt pour les structures simultanément ouvertes et fermées (telle la grille) remonte, chez Roland Fischer, à ses premières œuvres. C’est un thème qu’il aborde avec les portraits des moines cisterciens, soumis à la clôture. Mais c’est la série des Cathédrales qui le développe dans toute son ampleur. Dans celle-ci, Roland Fischer superpose une vue intérieure et une vue extérieure de certaines des plus belles cathédrales gothiques d’Europe. Aidé de la technique digitale, il combine ainsi une vision perspectiviste du chœur et une vision frontale de la façade. « Entraîné par la perspective, l’œil s’enfonce dans la profondeur de la nef pour revenir au plan extérieur de l’église, ou inversement de la façade au chœur en un mouvement de perpétuel va-et-vient », note Anne Wauters6. Profondeur et planéité : l’association de ces motifs, déjà rencontrée dans les précédentes séries de portraits, engendre ici un espace totalement artificiel, quasiment monstrueux, mais dont la platitude accentue la majesté, comme s’il gagnait en ouverture vers le haut, en spiritualité, ce qu’il perdait en profondeur et en naturel.
On voit combien, d’une série à l’autre, Roland Fischer reprend les mêmes questions et les mêmes oppositions. Si chaque série qu’il réalise dévoile un sujet spécifique, toutes le mettent en œuvre à la manière dont un portrait s’attache à cerner « l’énigme du sujet ». Ni les Cathédrales ni les Façades n’échappent à la règle. A elles deux, ces séries – d’où la figure humaine est absente – constituent pourtant un pole très éloigné de l’ensemble formé par les séries de portraits. Mais, dans l’œuvre de Roland Fischer, on le sait, ce sont précisément les éléments les plus divergents qui génèrent les compositions les plus équilibrées – à savoir celles où les cinquante pour cent de l’espace consacrés au contenu et les cinquante pour cent consacrés à la forme cessent d’occuper des positions antagoniques pour échanger leur place et leur fonction. Dans cette mesure, on devrait pouvoir décrire les moines et les moniales de ses photographies comme des cathédrales. Les portraits chinois pourraient être envisagés, quant à eux, comme des architectures contemporaines, et les visages, simultanément ouverts et fermés, des baigneurs de Los Angeles comme des façades. Suggéré par l’hiératisme des figures et l’agencement géométrique auquel elles donnent lieu, un tel déplacement dans le travail de Fischer ne fait que reproduire, après tout, celui que chaque photographie vous propose.
 
Catherine Francblin, 2003
 
1) Le regard du portrait, Editions Galilée, Paris, 2000.
2) Cf. Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Editions Macula, Paris, 1993.
3) « Sympathie », du grec « sumpatheia » : sun, avec, et pathein, ressentir.
4) In François Poirié, Emmanuel Levinas, Qui êtes-vous ?, La Manufacture, Paris, 1987.
5) Georges Didi-Huberman, in catalogue de l’exposition « A visage découvert », Fondation Cartier, Paris, 1992.
6) Catalogue de l’exposition Roland Fischer, Overbeck-Gesellschaft, Lubeck, 1997.
 

Catherine Francblin is a French art critic, art historian, and independent curator