Laurence Bossé

 
La vision formelle de Roland FIscher
 

Portraits de moines et de moniales, le projet de Roland Fischer est
né de la vision formelle de visages entourés de masses noires et
blanches et cette intuition va déterminer le choix des ordres cister-
ciens et trappistes (robes noires et blanches). Pendant plus de deux
ans, il parcourt la Belgique, la France et la Suisse pour s’arrêter un
temps dans quelques-uns de leurs monastères et réunir une tren-
taine de portraits photographiques.

Si à ce moment-là, comme il l’affirme, aucun but précis ne se dé-
gage encore, ses interrogations sur la vie, sa fascination pour les
êtres humains constituent un des points d’ancrage de sa démarche.
D’emblée il se fixe les règles strictes et concrètes de son travail: il
ne retient que trois types de cadrage (visage, buste et portrait en
pied) presque exclusivement de face. Sur un arrière plan neutre,
uniformément noir, gris ou blanc, surgissent d’entre des vêtements
de mêmes teintes, des visages où se jouent toutes les couleurs et
des mains croisées dans une posture propre à chacun, uniques pré-
sences du corps. Notre regard s’y accroche et plus encore aux yeux
d’une intense profondeur et au léger sourire des moniales. A tra-
vers ces yeux qui nous regardent, mais semblent sidérés par une vi-
sion intérieure, aurions-nous subitement l’impression de découvrir
une réalité invisible?

S’impose alors à l’artiste, pour rendre exactement la réelle présence
des religieux et religieuses, le choix d’un grand format
(1,66 x 1,16 m) donnant à voir les portraits beaucoup plus grands
que nature.

A posteriori, la rigueur de cette démarche, «l’ordre» sous-jacent à ce
travail font écho à la vie monastique, symbole d’une «formalisation»
de la vie qui se traduit dans l’architecture des monastères, les vête-
ments des moines et moniales, là «règle».

L’artiste aurait-il trouvé là un sujet prédestiné pour la photogra-
phie? Pourrait-il s’y trouver un prétexte à démonstration ou un défi
à la photographie? Celle-ci se manifeste ici comme ailleurs dans sa
qualité d’instantané, représentation d’une fraction du temps. Et
pourtant ces visages d’hommes et de femmes, anonymes et incon-
nus, jeunes ou vieux, où se sont gravées plus ou moins les traces de
evenements qu’ils ont traversés, enveloppés de voiles noirs ou
biancs dont l’origine remonte à l’Antiquité, sont presque impossi-
bles à situer dans le temps. Ils nous renvoient une représentation
intemporelle ou éternelle de l’humanitè, Dans ces images où l’on
passe progressivement d’un arrière plan abstrait aux formes symbo-
liques des voiles puis au visage d’où se dégage une vie intense, la
vérité, alibi du réalisme, achoppe au coin d’un sourire, au coeur des
regards pour nous laisser deviner ‚existence d’une vie authentique
dans une monde invisible.

Ce projet dont l’objet pourrait paraître à certains anachronique ou
même exotique suscite des questions générales sur la vie et sur la
mort, contrairement à une travail antérieur mené selon une direc-
tion plus classique qui, au travers de portraits en noir et blanc, ten-
tait de dégager les individualités psychologiques de personnalités
connues du grand public.

On devine en regardant cette série de portraits, ou moines et mo-
niales ne semblent manifester aucune surprise ni être contraints à
aucune pose, la discrétion respectueuse dont Roland Fischer a fait
preuve, lui qui ne souhaitait ni ramener un document sociologique
ni bouleverser ‚ordonnance rigoureuse et nécessaire d’une retraite
choisie par quelques hommes et femmes à la recherche d’une vie in-
terieure hors du temps ni en aucune manière être critique, mais qui
tentait simplement de nous faire voir une autre réalité de la vie
stace à l’infini in-imaginable que l’image photographique recèle au-
delà de son réalisme évident et incontournable.

Laurence Bossé, 1989

curatrice au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris

publié en: Roland Fischer Portraits, Musée d’art moderne de la ville de Paris 1989