«Je ne pense pas seulement image par image mais aussi toujours à l’effet de la série dans l’espace»

Roland Fischer en dialogue avec Meinrad Maria Grewenig

 

 

Meinrad Maria Grewenig: Ce débat dans les années 70 et 80 du siècle dernier : d’un côté la photographie, qui à l’époque n’est pas encore un art, de l’autre des artistes qui peignent et sculptent, qui exécutent des installations et des performances. Comment ces deux mondes se sont-ils rapprochés ?

Roland Fischer: Personnellement, je pense que l’art photographique n’aurait pu être accepté comme tel, ou alors seulement pour une courte durée, sans l’émergence de l’art conceptuel et du minimalisme. L’art conceptuel a appris à poser un regard com plètement novateur sur les choses. Il a montré en particulier que la force de la pensée suffit pour créer une œuvre d’art et que souvent même une idée, que l’artiste n’a pas matérialisée en un objet, peut de- venir de l’art commercialisable. L’art performance a également été un précurseur dans la mesure où il était étroitement dépendant de la photographie qu’il utilisa de manière inhabituelle à des fins docu- mentaires. Ces mouvements artistiques ont conduit à un changement des paradigmes de pensée. On s’est peu à peu habitué à participer au contexte de la création de l’œuvre d’art en la contemplant et à conclure à partir d’une inspection purement visuelle de la matière à une idée conceptuelle sous-jacente ou de premier plan. Tout cela a été décisif pour la conception future de l’art photographique.

Meinrad Maria Grewenig: Tu as été l’un des premi- ers à employer des formats définitivement grands, ce qui constitua à l’époque un pas énorme. Quelle fut la réaction contemporaine ?

Roland Fischer: Tout d’abord, j’ai expérimenté avec des portraits. Je souhaitais toutefois passer de la re- production à l’image et c’est tout naturellement que j’ai réalisé de grands tirages qui permettaient d’emblée à la photographie de déployer une présence dans l’espace. Tout au début, j’ai travaillé uniquement en noir et blanc; on développait les photos, qui atteignaient jusqu’à deux mètres de long, sur le sol, dans mon petit studio.

Meinrad Maria Grewenig: Tu as parlé du concept comme élément central dans l’art contemporain de l’époque. Lorsque l’on contemple tes « Nonnes et moines », on voit un monde caché que tu as extirpé des ténèbres du cloître et massivement transposé dans la photographie. Ces visages sont extrême- ment captivants et, de par leurs dimensions imposantes, dépassent tout portrait imaginé jusqu’ici. En quoi cela a-t-il été pour toi un moment crucial en tant qu’artiste ?

Roland Fischer: J’avais trouvé mon langage visuel personnel. Les portraits des nonnes et des moines succédaient à mes portraits en noir et blanc de per- sonnalités célèbres mais aussi de gens ordinaires. Alors que je me trouvais dans l’une de mes expositions de portraits en noir et blanc, je me suis rendu compte qu’ils étaient encore trop déterminés par le contenu. La dimension était certes juste mais je voulais créer un impact encore plus fort du point de vue formel en ne photographiant plus le visage dans un environnement mais recouvert et par là même, isolé de son contexte. C’est ainsi que m’est venue l’idée des nonnes et des moines. Le fait qu’ils constituent un groupe bien spécifique dans la société, un groupe qui se démarque non seulement sur le plan social mais aussi d’un point de vue for- mel, m’est apparu évident. Par leur habit religieux, les nonnes et les moines établissent une très forte abstraction de la figure humaine et conséquemment du portrait humain en sorte que ce dernier s’apparente quasiment à un « Ready Made ». Il ne me restait donc plus qu’à les photographier. Je pos- sédais ainsi des éléments visuels très formels qui donnaient au travail photographique une tension visuelle au-delà du reconnaissable et permettaient en même temps, grâce à l’approche conceptuelle, de l’ouvrir à un champ d’interprétation plus large.

Meinrad Maria Grewenig: Comment es-tu ensuite passé des « Nonnes et moines » aux portraits dans les piscines de Los Angeles ?

Roland Fischer: Ces deux projets, aussi disparates qu’ils puissent sembler, sont toutefois étroitement liés. Après les « Nonnes et moines », j’ai souhaité accentuer encore l’abstraction de l’image et déve- loppé pour cela un concept visuel selon lequel la tête ou plutôt le buste n’est plus recouvert mais nu, plongé jusqu’aux épaules dans le bleu monochrome d’une piscine.

Meinrad Maria Grewenig: Dans le fond, sans les piscines de Californie, tes « Portraits de Los Angeles » n’auraient jamais vu le jour. Par la suite, tu as réalisé en Chine de nouveaux portraits en piscine. Les conditions étaient complètement différentes. Comment as-tu procédé ?

Roland Fischer: Les « Portraits de Los Angeles » datent du début des années 90. J’y ai présenté l’individu sans attributs personnels, c’est à dire sans coiffure ni vêtements spécifiques. Pour moi, cela signifiait capter « chaque individu dans sa nuit », il y avait donc aussi une réflexion sur la solitude de l’être et sur la question : que signifie finalement le soi-disant individuel ? Lorsque je me suis rendu 15 ans plus tard en Chine – le pays était en train de traverser une phase de modernisation à une vitesse sans précédent dans l’Histoire moderne, accom- pagnée des épiphénomènes usuels que sont l’appât du gain, la soif de pouvoir, le poids de la concur- rence – j’ai eu alors l’idée, également à cause de l’ampleur de la population chinoise, d’à nouveau focaliser sur l’individu et pour cela d’y réitérer le projet de Los Angeles.

Meinrad Maria Grewenig: Toutefois, le concept n’est plus le même : même si au final les portraits de Chine ressemblent aux « Portraits de Los Angeles », tu as complètement modifié certaines conditions marginales.

Roland Fischer: Oui, on se fait toujours une idée de la manière dont on aimerait réaliser un tel projet. Au moment de la réalisation ou à cause de conditions externes, il arrive souvent que des modifications s’imposent. J’aimerais ajouter un point de vue pure- ment technique : au début des années 90, le traite- ment numérique des images n’existait pas encore. Ce que l’on obtenait sur le tirage correspondait ex- actement à ce que l’on photographiait. Comme les images que je voulais produire n’existaient pas dans la réalité, je devais constituer ma propre « réalité visuelle ». Le ciel bleu, la lumière et les nombreuses piscines extérieures étaient donnés. Pour régler l’éclairage et éviter la réflexion de la lumière sur la surface de l’eau, nous avons dû installer de grandes bâches noires et différents éclairages. Lorsque j’ai repris le projet en Chine en 2007, les conditions extérieures constituèrent d’emblée une source de changements. À cause du smog et de la quasie in- existence de piscines extérieures, il a fallu réfléchir à des alternatives. Un producteur de cinéma que j’avais rencontré à Shanghai me conseilla de tout re- constituer dans un grand studio de cinéma. Il a pu dissiper mes inqiétudes concernant la lumière – il est bien connu à quel point il est difficile de repro- duire une lumière du jour douce de façon artificielle – en engageant le concepteur lumière de Wang Kar Wai. Celui-ci nous a rejoints, accompagnés de ses dix assistants. Ils ont construit dans un studio une piscine longue de huit mètres, équipée de gigan- tesques projecteurs, écrans et réflecteurs si bien que l’on se serait cru à bord d’un immense vaisseau spatial. C’est dans ce cadre que j’ai pu ensuite réali- ser les « Portraits en piscine » chinois à Shanghai. Quelques semaines plus tard, nous avons procédé de la même manière à Pékin.

Meinrad Maria Grewenig: Tu t’es ensuite consacré aux architectures, aux « cathédrales ». L’impression visuelle est certes différente des portraits mais le concept est le même. Ce tournant vers des photo- graphies d’architectures qui sont bien plus que la simple reproduction d’une façade ou d’un espace intérieur, quelle en a été la raison?

Roland Fischer: À la suite de ces deux grands pro- jets de portraits, j’ai commencé à m’intéresser de plus en plus à l’architecture sans trop savoir au début comment j’allais intégrer ce thème dans un projet personnel. Mais j’aimais ces deux « états phy- siques » de tout espace lié à l’individu, le dedans et le dehors. C’est de là que j’ai développé l’idée de la superposition de la face extérieure et de la face intérieure d’un seul et même édifice. Voilà comment me sont venues les photos des cathédrales.

Meinrad Maria Grewenig: Il me semble que tu es parvenu avec tes photos à des entités d’architecture mieux traduite par l’image photographique que par n’importe quelle autre forme artistique bidimen- sionnelle. Si l’on regarde maintenant tes travaux les plus récents, dans lesquels il est question de faça- des ou de fragments de façades, on décèle quelque chose qui d’un point de vue historique et artistique est extrêmement intéressant. Les images font penser à de l’art concret d’une seconde, nouvelle géné- ration; or ce sont des photographies, elles ne sont pas construites mais il s’agit d’images terrestres, néanmoins empreintes d’un concept tout particulier.

Roland Fischer: J’ai photographié et réduit les façades de façon à ce que d’un côté, elles consti- tuent un travail photographique autonome, autarcique, sans aucune référence extérieure. C’est pourquoi l’on pense à première vue à une sorte de Colorfield painting ou effectivement à de l’art con- cret. Pourtant chaque pixel ou grain de l’image fait explicitement référence à une réalité dans une situa- tion urbaine. Ce que j’aime dans ce projet, ce sont les variations constantes de sens se produisant à la surface de l’image, que seule la photographie est en mesure d’obtenir à ce degré.

Meinrad Maria Grewenig: Dans quelle direction va l’art du XXIe siècle ? On trouve dans ton œuvre des concepts très complexes et des résultats qui sont en quelque sorte sur la même ligne, qui ont une longue tradition, et pourtant ouvrent des horizons à chaque fois nouveaux et inattendus. Est-ce cela, l’avenir de l’art ?

Roland Fischer: Nous vivons dans une époque où la sculpture et la peinture ne dominent plus toutes seules les arts plastiques mais où les techniques et moyens de production artistique contemporaine se sont diversifiés. La photographie a été l’un des pre- miers médias vraiment nouveaux qui a su s’établir au sein de la scène contemporaine. D’autres médias susciteront-ils une nouvelle « péripétie » artistique et historique aussi durable que la photographie ? L’avenir nous le dira. En tout cas, la diversité des médias est définitivement caractéristique de notre époque et on la retrouve évidemment dans l’art con- temporain. Il est toutefois également possible que l’avenir de l’art soit plus marqué par des cultures issues par exemple des pays émergents dits BRICS, avec parmi eux la Chine qui a d’ores et déjà large- ment influé sur le monde de l’art. Tout comme la signification d’une photographie peut fortement changer selon le contexte, l’art contemporain est actuellement le lieu d’un échange interculturel en constante croissance, d’un processus de fusion de cultures diverses, ce qui amène à des résultats sou- vent impressionnants. L’avenir de l’art ne sera à coup sûr pas plus simple à expliquer.

Meinrad Maria Grewenig: Cette idée du global, comment fonctionne-t-elle? Tu es né à Sarrebruck en 1958. Tu as aujourd’hui des ateliers à Munich en Al- lemagne et Pékin en Chine. Comment se rejoignent cette dimension globale et tes racines sarroises ?

Roland Fischer: Je suis né et j’ai vécu ici quelques années avant de déménager. Encore aujourd’hui j’éprouve une certaine affection pour la région, ma sœur vit ici et il existe certainement d’autres at- taches.

Meinrad Maria Grewenig: Il s’agit de ta seconde exposition ici, dans la Galerie d’art moderne du Saarland.Museum. La première a eu lieu il y a déjà quelques décennies et plus généralement, cela fait longtemps que tu n’as pas exposé dans un pays ger- manophone. Ce projet, que nous présentons dans le cadre de Mono2012, en parallèle à la DOCUMENTA (13), a-t-il une signification particulière pour toi ?

Roland Fischer: Les travaux de rénovation du musée viennent d’être achevés et avant que la collection permanente n’y reprenne place, on m’offre d’occuper l’ensemble complet des six pavillons. Il s’agit pour moi d’une situation d’exposition absolu- ment exceptionnelle. Pour un artiste comme moi, qui travaille en série, pouvoir montrer mes travaux dans des espaces qui se suivent représente un idéal. Le fait que les salles des pavillons soient carrées et chacune d’une dimension identique de 400 m2 constitue un autre bonus. Lorsque je prends des photos dans le cadre d’un projet, je ne pense pas seulement image par image, mais également à l’effet de la série dans l’espace. L’expérience liée à l’espace est très importante pour moi. Et ici, j’ai la possibilité d’évoluer d’un espace à l’autre, d’un projet à l’autre. Pouvoir montrer et éprouver cette transition d’un projet qui découle d’un autre, c’est vraiment appréciable.

Meinrad Maria Grewenig: Nous sommes au Saarland.Museum également très enthousiastes à l’idée de mettre les six pavillons à la disposition d’un seul artiste et de son œuvre. Il s’agit d’un véritable événement pour le musée. Roland Fischer, un grand merci pour cet entretien.

 

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